Image d'illustration Un concert au pluriel

Un concert au pluriel

Portrait de Mathieu Schneider

par Mathieu Schneider

https://www.linkedin.com/in/mathieu-schneider-132a17199

Il n’est parfois pas inutile de rappeler à quel point la musique tint à Strasbourg une place de toute première importance. La fondation du Conservatoire en 1855 constitue à cet égard un événement déterminant, car elle a permis d’infléchir profondément le développement de la vie musicale et d’en élever progressivement le niveau. Le lien fort entre le Conservatoire et l’Orchestre municipal, notoirement renforcé après 1871 par la politique volontariste de Franz Stockhausen, permit à Strasbourg de se hisser parmi les grands centres musicaux de l’époque : le passage de Brahms, Saint-Saëns ou Wagner en témoigne. Pour autant, il serait faux de penser que seuls les musiciens professionnels (un concept qui était d’ailleurs assez flou à l’époque) ont fait la réputation de Strasbourg. Sa force, comme celle de toutes les villes européennes, tenait à un tissu pluriel d’acteurs de tous bords : chorales françaises et allemandes, protestantes et catholiques, sociétés instrumentales, musique de chambre et orchestres d’harmonie. Dans ce camaïeu bigarré, on ne saurait sous-estimer le rôle joué par les paroisses, particulièrement les paroisses protestantes.

Le mouvement est initié par Th. Stern, qui crée la Société de chant sacré en 1852 au Temple neuf et y développe l’oratorio. L’élan, quelque peu freiné par la destruction de l’église durant la guerre de 1870, reprend dès les années 1880 avec l’interprétation de la Passion selon Saint Matthieu (1882) et la Messe en si (1886) de J.S. Bach. C’est dans cette dynamique qu’il faut comprendre la fondation d’un chœur à Saint-Guillaume en 1885 par Ernest Munch. Outre les passions qui rythment depuis lors la vie musicale durant la Semaine sainte, le chœur revisite autant le répertoire catholique que protestant, allant chercher ses œuvres chez Haydn, Mozart ou Brahms. Lorsque Fritz Munch prend la succession de son père en 1924, Strasbourg est française. Le répertoire s’oriente alors résolument vers le répertoire contemporain : dès 1925, le chœur donne Le Roi David d’Arthur Honegger et prend ses aises dans la musique de C. Debussy et de V. d’Indy. Ce choix est dans l’air du temps : il fait écho à la programmation de Guy Ropartz à la tête de l’orchestre municipal, de Paul Bastide à l’opéra et du Groupe de mai, société de chambre fondée en 1924 par Suzanne et Lucien Chevaillier. Le goût français s’impose et, petit à petit, le public qui le boudait au sortir de la guerre s’y habitue. Les années sombres de l’annexion de l’Alsace au Troisième Reich ne changeront pas fondamentalement la donne. La preuve est que Francis Poulenc, que l’on entendait à Strasbourg depuis les années 1920, fit créer son Stabat Mater à Strasbourg, où il savait qu’il disposait, avec Fritz Munch, l’Orchestre municipal et le Chœur de Saint-Guillaume de musiciens et de choristes à l’aise dans ce type de répertoire.

On ne saurait évoquer la vie musicale à Strasbourg, sans rappeler tous ces lieux qu’elle animait : l’Aubette en fut jusqu’en 1904 le centre, puisqu’elle abritait le Conservatoire et les concerts de l’Orchestre municipal. Mais on entendait de la musique partout en ville : dans les très nombreux théâtres privés, de la Krutenau à la gare, dans les églises, à l’Orangerie ou au Wacken… Il fallut bientôt construire un nouveau lieu fédérateur. Ce fut chose faite grâce aux fonds rassemblés par la société chorale allemande du Männergesangverein qui fit construire la « Maison des chanteurs » (Sängerhaus). Inaugurée le 31 janvier 1903, elle devait être le nouveau temple de la musique strasbourgeois. Cette salle dont la gestion était privée accueillait tant des concerts d’amateurs (la Philharmonie, le Gesangverein…) que de professionnels (les concerts de l’orchestre municipal ou les très renommées Fêtes musicales d’Alsace-Lorraine). Elle fut dotée d’un orgue Dalstein-Haerpfer dès 1909. Passée sous régime municipal après le retour à la France, elle devint le Palais des Fêtes et continua d’accueillir jusqu’en 1975 les concerts symphoniques de l’Orchestre municipal et, à partir de 1932, ceux du Festival de musique.

Redonner, comme le 13 juin 1951, dans ce même lieu, aujourd’hui rénové, le Stabat Mater de Poulenc dans une formation associant professionnels, amateurs et jeunes musiciens, c’est non seulement faire revivre l’une des pages les plus glorieuses de la vie musicale strasbourgeoise, mais c’est aussi rappeler que la musique fait ville et que, pour cela, elle a besoin de lieux pour s’incarner. Ces lieux doivent rester pluriels par leur nombre et par leur destination, mais aussi pluriels par la diversité des musiciens qu’ils font s’y rencontrer. Gageons que le format inédit de ce concert, dans un lieu dont l’histoire doit continuer de s’écrire, serve de modèle.